Dans notre monde interconnecté et interdépendant, l’incidence de la fluctuation des taux de la Réserve fédérale américaine (la «Fed») et des bons du Trésor américain sur les taux d’intérêt des pays latino-américains est un phénomène complexe aux multiples facettes qui revêt une importance capitale. Cette relation complexe a un effet sur le mouvement de capitaux, les coûts de financement, le cours des devises et les politiques monétaires locales, et par conséquent, a une influence importante sur la stabilité économique et financière de ces marchés.
La corrélation entre ces taux peut être influencée simultanément par divers facteurs externes, comme le cycle économique et l’appétence mondiale pour le risque, ainsi que par des facteurs internes, notamment la politique monétaire de chaque pays, le taux de change, le niveau de dollarisation et l’importance des investissements étrangers dans les marchés locaux. Les taux du gouvernement américain représentent un coût d’opportunité pour l’investissement dans des actifs plus risqués, ce qui ajoute une couche de complexité. Dans un marché mondialisé, les variables macroéconomiques sont interconnectées; par conséquent, la relation entre les taux d’intérêt dans les différentes devises n’est ni directe ni prévisible. Les écarts de taux d’intérêt influencent également les relations entre les devises, à savoir les taux de change. Les pays dont la devise fait l’objet d’une augmentation du taux d’intérêt, toutes choses égales par ailleurs, verront un accroissement de l’entrée de capitaux et, par conséquent, de la valeur de leur monnaie.
Les banques centrales jouent un rôle crucial dans la surveillance de ces relations et dans la conception et le rajustement des mesures relatives à leurs politiques monétaires. Leur vigilance et le mouvement de capitaux qu’elles déclenchent leur permettent d’affiner d’autres variables, comme leurs mécanismes d’intervention sur les taux de change et leurs instruments de liquidité locaux, ceci est particulièrement vrai pour les banques centrales latino-américaines.
Il est important de comprendre la corrélation entre les taux du Trésor américain et les taux en Amérique latine, et la manière dont cette relation influe sur d’autres variables macroéconomiques. Il s’agit également d’une démarche cruciale pour les investisseurs macroéconomiques mondiaux et les entreprises multinationales. Cette compréhension permet de prendre des décisions éclairées en matière de stratégie d’investissement et de diversification. Elle a une incidence directe sur la stabilité financière et les stratégies de gestion du risque des entreprises internationales dont les comptes de bilan présentent différentes devises.
Le coût d’opportunité
Les bons du Trésor américain sont considérés comme des actifs sans risque et permettent d’établir le coût d’opportunité d’un investissement dans des actifs plus risqués. Ce coût est d’autant plus important lorsque les taux de la Fed sont élevés. Lorsque les taux d’intérêt du Trésor américain augmentent considérablement, les investisseurs exigent des rendements plus élevés des actifs plus risqués, car le coût d’opportunité de l’investissement dans les actifs risqués devient plus important. Plus les taux du Trésor américain sont élevés, plus les taux d’intérêt des marchés d’Amérique latine et des marchés émergents seront sensibles aux mouvements des taux du Trésor américain.
De même, la baisse des taux de la Fed permet aux banques centrales latino-américaines de disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour rajuster leurs taux. Un écart plus important entre ces taux et les taux du Trésor américain augmente l’attrait de l’investissement dans les taux locaux, ce qui influe sur les décisions d’investissement et les mouvements de capitaux mondiaux.
Simultanément, les mouvements de capitaux que cette dynamique déclenche influencent la valeur des devises et les taux de change locaux. Les banques centrales latino-américaines interviennent souvent sur le marché des devises afin d’éviter la volatilité et les fluctuations de la valeur de leur monnaie. Par exemple, une banque centrale peut intervenir face à des pressions à la baisse sur sa monnaie afin d’éviter une dépréciation excessive qui pourrait entraîner une transition des effets sur le taux de change vers le taux d’inflation. Toutefois, la capacité des banques centrales à mettre en œuvre ces politiques dépend du niveau des réserves internationales nettes : des réserves plus élevées offrent aux banques centrales une plus grande capacité et une plus grande crédibilité pour intervenir sur leur marché des devises.
L’appétence mondiale pour le risque
L’appétence mondiale pour le risque joue un rôle crucial dans cette relation. Lorsque la confiance des investisseurs mondiaux diminue en raison de la perception d’une augmentation des risques sur le marché mondial, ils se tournent vers des actifs sans risque, comme les bons du Trésor américain. L’augmentation de la demande pour les bons du Trésor américain entraîne une baisse des rendements du Trésor. Simultanément, dans ce scénario, nous observons l’abandon d’actifs considérés comme plus risqués ou à «bêta élevé», comme les obligations des pays émergents et latino-américains, ce qui exerce une pression à la hausse sur leurs taux d’intérêt. Le mouvement de capitaux résultant de ce scénario d’aversion au risque entraîne une relation inverse temporaire entre les taux du Trésor américain et les taux des pays d’Amérique latine, ce qui accroît l’écart entre les deux taux d’intérêt.
Au plus fort de la pandémie de la COVID-19, le marché a connu une diminution de l’appétence pour le risque, et nous avons vu son effet sur les taux mondiaux. Dans un contexte d’incertitude économique et de volatilité des marchés des capitaux mondiaux, les taux d’intérêt du Trésor américain ont considérablement baissé, servant de valeur refuge aux investisseurs. Parallèlement, nous avons observé un désintéressement envers les obligations des marchés émergents, ce qui a exercé une pression à la hausse sur les taux de ces pays. Ces mouvements ont entraîné une corrélation négative entre les taux du Trésor américain et les taux des pays latino-américains.
Selon l’article du FMI intitulé «The COVID-19 crisis and capital flows», publié en mars 2020, alors que les cas de COVID-19 augmentaient rapidement et que les marchés des capitaux s’effondraient, les investisseurs non-résidents ont vendu pour un montant record de 83 milliards de dollars d’actions et d’obligations des marchés émergents, à la recherche d’investissements moins risqués1.
Le cycle économique
La phase du cycle économique a également des conséquences sur la relation entre les taux du Trésor américain et les taux des pays émergents et latino-américains. En période d’expansion économique mondiale, cette corrélation tend à être positive. En période d’essor économique, la Fed a tendance à relever son taux de référence afin d’éviter une surchauffe de l’économie et d’encourager une croissance saine en évitant les pressions inflationnistes. De même, les pays émergents et latino-américains rajustent leur politique monétaire afin de prévenir les pressions inflationnistes générées par une plus grande activité économique. En outre, si la Fed augmente son taux de référence et que les banques centrales latino-américaines ne modifient pas leur politique monétaire en même temps, cela déclencherait des mouvements de capitaux et des pressions à la baisse sur les devises en Amérique latine.
En revanche, en période de contraction économique, cette relation devient plus complexe et moins directe. L’incertitude plus grande durant les récessions mondiales stimule la demande envers des actifs sans risque comme les bons du Trésor américain, tandis que les titres de créance des marchés émergents, plus risquée, sont délaissés – la recherche de sécurité dont il a été question plus haut. L’aversion pour le risque est plus élevée durant ces périodes de récession mondiale, et cet attrait envers les investissements sans risque est plus grand. Cette corrélation tend à être négative dans un contexte de faible appétence pour le risque et où la prime de risque attribuée aux actifs émergents (l’écart) augmente.
Cependant, il existe également des forces qui rendent cette corrélation positive dans ce contexte de contraction de l’économie mondiale. Au cours de ces périodes, les banques centrales d’Américaine latine, à l’instar de la Fed, seront également incitées à adopter des politiques monétaires expansionnistes et à réduire leurs taux d’intérêt de leurs monnaies afin de stimuler leur économie et de contrer les effets de la récession mondiale sur leur économie.
Dans le livre «Trading fixed income and F.X. in emerging markets», les auteurs ont effectué une régression de divers actifs des marchés émergents selon des variables macroéconomiques mondiales, y compris le taux des bons du Trésor à 10 ans (entre 2002 et 2018). Contrairement à d’autres catégories d’actifs des marchés émergents, comme les actions et les devises, seulement 36 % de la variation des taux d’intérêt locaux s’expliquent par les changements des variables macroéconomiques mondiales. Selon les auteurs, cela est intuitivement logique, étant donné l’importance de la politique monétaire locale sur les taux d’intérêt locaux2.
Les conséquences pour les investisseurs et les entreprises
La dette souveraine des pays émergents en monnaie locale a augmenté rapidement ces dernières années, dépassant même le montant de la dette souveraine émise en dollars par ces pays. De solides données fondamentales macroéconomiques sur les marchés émergents, qui se sont radicalement améliorées au cours des dernières décennies, ainsi qu’une augmentation du nombre d’investisseurs nationaux, ont contribué à cette tendance3. De plus, les avoirs des investisseurs étrangers en obligations souveraines libellées en monnaie locale ont augmenté rapidement. La demande pour les actifs des marchés émergents s’est institutionnalisée et les titres de créance des marchés émergents sont devenus un type d’actif populaire auprès des investisseurs étrangers.
Les titres de créance des marchés émergents offrent des taux réels élevés, des gains potentiels liés à l’appréciation des monnaies locales et des avantages en matière de diversification. Les principaux investisseurs dans ces actifs sont les fonds dédiés aux marchés émergents, les banques centrales, les fonds souverains, les fonds spéculatifs et les fonds qui suivent des indices exposés aux marchés émergents. Les fonds gérés du secteur des fonds spéculatifs investis dans les marchés émergents ont augmenté de 94 % depuis 2013, totalisant actuellement 429 milliards de dollars4.
Les investisseurs mondiaux surveillent de près les variables macroéconomiques et leurs corrélations.
Il est essentiel de comprendre les interactions entre ces variables afin d’établir des portefeuilles d’investissement qui maximisent les rendements ajustés au risque, en particulier pour les macro-investisseurs qui investissent dans les devises, les obligations, les taux et les matières premières, car toutes ces variables sont corrélées. La conception de portefeuilles diversifiés, lorsque les corrélations de ces actifs varient selon différents scénarios, nécessite un suivi constant. Les données macroéconomiques, comme l’inflation, l’activité économique, les mouvements de capitaux et l’appétence mondiale envers le risque, entre autres, sont en constante évolution. Il est essentiel de déterminer et d’anticiper les circonstances qui modifieront la direction de ces corrélations afin de rééquilibrer les portefeuilles d’investissement et de conserver les effets souhaités de la diversification.
D’autre part, les entreprises multinationales sont également touchées par le changement de ces variables macroéconomiques. Les entreprises mondiales ont des comptes de bilan et des activités soumis à différentes devises, et les taux d’intérêt en dollars et dans d’autres devises influencent leurs coûts de financement et leur accès au capital. La compréhension de la corrélation entre ces variables macroéconomiques est essentielle à la prise de décisions lors d’une planification financière, notamment en ce qui concerne la structure du capital, la couverture du risque de taux d’intérêt, le risque de change et les options de financement les plus efficaces, compte tenu des perspectives en matière de taux de change et de taux d’intérêt dans les différentes devises, et des coûts des produits dérivés qui peuvent être utilisés pour couvrir les risques connus.
Le cas du Pérou
Le niveau d’inflation au Pérou est actuellement maîtrisé et la banque centrale a entamé son cycle de baisse des taux de référence en novembre 2023. Le Pérou a été l’un des pays en Amérique latine les plus touchés par la pandémie, ce qui, combiné à la perte de confiance envers le gouvernement et à la baisse conséquente des investissements, a entraîné une diminution des niveaux de production potentielle et un ralentissement de l’activité économique.
En revanche, l’activité économique aux États-Unis est demeurée forte grâce à des programmes de politique monétaire et budgétaire expansifs. Ces programmes ont également engendré d’importantes pressions inflationnistes persistantes, ce qui a incité la Fed à retarder la mise en place d’une politique monétaire expansive. Ces divergences entre les deux politiques monétaires ont entraîné une contraction importante de l’écart entre les taux des bons du Trésor américain et ceux des obligations en sols, réduisant ainsi l’attrait des investissements en sols pour les investisseurs mondiaux.
Actuellement, l’écart entre le taux de référence de la Fed et le taux de référence de la Banque centrale de réserve du Pérou (BCRP) en sols est de 0,25 %, contre une moyenne historique d’environ 2,50 % pour la période de 2008 à 20245. L’écart actuel reflète la divergence des politiques monétaires des deux pays.
Source : Federal Reserve Bank de St-Louis, FRED et Banco Central de Reserva del Peru, BCRP.
Les conséquences pour la Banque centrale de réserve du Pérou (BCRP)
Le rééquilibrage des mouvements de capitaux hors du Pérou, dû au rajustement de l’écart entre les deux taux d’intérêt, peut générer des pressions à la dépréciation du sol péruvien. La banque centrale est consciente que la dépréciation de la monnaie entraîne à terme des pressions inflationnistes, ce qui complique sa tâche consistant à maintenir les taux bas afin de stimuler l’économie. Il est important de souligner que l’objectif principal de la banque centrale péruvienne est de maintenir la stabilité monétaire au moyen d’un cadre explicite de ciblage de l’inflation, avec une cible d’inflation annuelle comprise entre 1 % et 3 %.
Dans ce scénario, la BCRP utilise de manière proactive divers mécanismes afin d’intervenir sur le marché des devises et d’empêcher la dépréciation de sa monnaie, ce qui pourrait entraîner des pressions inflationnistes. La banque centrale exploite divers instruments de la politique monétaire afin de gérer les niveaux de liquidité et de réduire la volatilité des taux de change, deux éléments essentiels pour maintenir une inflation stable. La maîtrise de l’inflation et la transparence de la banque centrale ont contribué à restaurer la confiance dans le sol péruvien et les investissements dans les obligations émises en sols6.
L’accumulation de réserves internationales nettes est un mécanisme qui a permis à la BCRP de maintenir une politique monétaire stable et résistante aux chocs extérieurs. Ces réserves renforcent la position de la banque centrale pour faire face aux chocs de liquidité provoqués par les turbulences sur les marchés des capitaux mondiaux qui entraînent des sorties soudaines de capitaux7.
De nombreuses études sur ce sujet indiquent que la gestion de la BCRP souligne l’importance d’un cadre de politique monétaire flexible qui incorpore des outils non conventionnels afin de gérer les effets de contagion à l’échelle mondiale. L’utilisation proactive par la BCRP des réserves obligatoires et ses interventions sur le marché des devises ont joué un rôle crucial dans le maintien de la stabilité économique durant une période de volatilité financière mondiale8.
En résumé, la politique monétaire du Pérou, bien qu’elle ne soit pas totalement immunisée contre celle de la Fed, est relativement moins dépendante que celles d’autres pays de la région. En d’autres termes, les taux des obligations souveraines sont plus indépendants des taux des bons du Trésor américain que ceux des autres marchés émergents. Ceci est dû à une politique monétaire responsable, laquelle a permis à la BCRP d’accumuler des niveaux élevés de réserves internationales, qui s’élèvent actuellement à 74 milliards de dollars, ce qui équivaut à 28 % du PIB9. Ce pourcentage pour des pays comme le Brésil, le Chili et la Colombie se situe entre 12 et 14 % 10.
La BCRP a démontré une capacité remarquable à gérer efficacement sa politique monétaire et à atténuer l’incidence des fluctuations des taux américains sur son économie. En effet, selon les récentes déclarations du président de la banque centrale Julio Velarde, le taux de référence pourrait être fixé en dessous du taux de référence de la Fed. Il a également rappelé qu’en 2011, la BCRP avait fixé son taux de référence à 100 points de base en dessous du taux de la Fed11.
Cela a des conséquences évidentes pour les investisseurs macroéconomiques mondiaux, car la faible corrélation entre les taux locaux et les taux du Trésor américain permet aux investisseurs dans les obligations souveraines péruviennes de maximiser les avantages de la diversification. Une analyse de la corrélation entre les obligations d’État à 10 ans en monnaie locale et les bons du Trésor américain à 10 ans, émis entre 2019 et 2024, indique que le Pérou présente l’une des corrélations les plus faibles (18,69 %), suivi du Brésil (24,39 %), de la Colombie (35,88 %) et du Mexique (46,32 %)12.
Enfin, l’incidence sur les entreprises ayant des activités internationales et étant exposées au sol est également importante, car la stabilité de la politique monétaire inspire confiance dans les actifs locaux, à la fois dans le sol péruvien et dans les taux d’intérêt, offrant ainsi une plus grande prévisibilité pour une meilleure planification financière.
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Debora Martin
Première directrice associée, Négociation, Marchés émergents
Phone: 212-225-6541